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« Ariel Sharon aura peu fait, peu promis, mais énormément réalisé »

Entretien avec Hussein Agha, politologue palestinien. Paru dans Le Monde, édition du 14.01.06

La disparition d’Ariel Sharon de la scène politique ouvre une période d’incertitude pour les voisins d’Israël et pour l’ensemble du Proche-Orient. Que peut attendre la Syrie, pour commencer par elle, de cette situation nouvelle ?

Pour les dirigeants syriens, l’ère Sharon a été marquée par un isolement accru de Damas, une connivence quasi totale entre Israël et les Etats-Unis, et, surtout, une fin de non- recevoir envers les multiples démarches — directes ou par voie intermédiaire — effectuées en vue d’une relance des négociations sur le Golan. La fin de l’ère Sharon ouvre peut-être à leurs yeux de nouvelles perspectives : avec plus d’incertitudes en Israël, un premier ministre plus faible et, potentiellement, moins disposé à se retirer des territoires palestiniens, et Washington davantage préoccupé par l’instabilité régionale, la pression sur le régime baasiste va-t-elle s’atténuer ? Israël va-t-il se montrer plus réceptif aux ouvertures syriennes, ce qui lui éviterait d’avoir à se préoccuper du dossier palestinien ? Damas garde en mémoire le fait que, lorsqu’il était au pouvoir, Benyamin Nétanyahou désirait parvenir à un accord sur le Golan.

Un autre voisin d’Israël, le Liban, a connu une année agitée. Que peut signifier pour Beyrouth l’effacement d’Ariel Sharon ?

Le Liban traverse une période de tensions et de flux considérables, indépendamment de la situation en Israël. Le pays est en proie à des conflits sectaires sans précédent depuis la guerre civile, et la donne politique a totalement changé depuis qu’Israël s’y est directement impliqué, la dernière fois il y a vingt ans, sous l’impulsion de M. Sharon. Même les alliances régionales et internationales ont changé depuis. Les sunnites, autrefois proches des Syriens, s’en sont éloignés, et les chrétiens, qui ne gardent pas un très bon souvenir de leur coopération avec Israël — et vice versa —, ne sont plus la force qu’ils étaient. La question pour Israël est donc de savoir si les nouveaux dirigeants seront capables d’influer sur cette dynamique dans un sens favorable à leurs intérêts. La disparition politique de M. Sharon est, dans cette perspective, un plus : aux yeux des Libanais, il est principalement associé aux massacres de réfugiés palestiniens à Sabra et Chatila, en 1982, et, depuis, ses actions étaient automatiquement suspectes. Par exemple, un gouvernement israélien qui mettrait un terme aux vols de reconnaissance effectués en violation de la souveraineté libanaise, qui organiserait le retrait des fermes de Shabaa, qui ordonnerait l’arrêt du pompage de l’eau et qui libérerait les prisonniers libanais, affaiblirait le Hezbollah et rendrait plus difficile la poursuite de ses attaques contre Israël.

La situation en Irak peut-elle s’en trouver modifiée ?

Les Etats-Unis espéraient compenser leurs déboires en Irak par un succès diplomatique sur le front israélo-palestinien. Washington comptait sur Ariel Sharon et le chef de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, pour faire avancer le processus de paix et espérait que ce progrès permettrait d’occulter un peu, aux yeux de l’opinion arabe, les actes négatifs perpétrés en Irak. Avec le bouleversement politique créé par l’état critique d’Ariel Sharon, cette stratégie devient beaucoup plus aléatoire. Un succès israélo- palestinien aurait facilité le maintien par les Etats-Unis de leur investissement en Irak, y

compris et surtout sur le plan militaire. A l’inverse, l’absence de progrès rend cette tâche beaucoup plus difficile. Alors que les Arabes ont leurs projecteurs braqués sur l’Irak, Washington devra faire preuve de davantage de prudence, et sa marge de manoeuvre politique risque d’en être d’autant plus étroite.

La relation Bush-Sharon était l’un des éléments centraux du paysage politique au Proche-Orient. Que représente, pour le président américain, Israël sans Ariel Sharon ?

Pour les deux dirigeants, ce lien étroit et solide était d’une importance capitale. Pour M. Sharon, le soutien du président américain aura permis la poursuite presque sans contrainte de sa politique : que ce soit la « feuille de route » ou le retrait unilatéral de Gaza, ce sont ses idées qui ont de fait été endossées par M. Bush. M. Sharon s’est également servi de cette relation privilégiée pour vendre sa politique à une opinion israélienne dubitative et aura réussi à associer la guerre menée par les Etats-Unis contre les djihadistes de tous bords à sa lutte contre les Palestiniens. Fait assez remarquable : durant toute cette période, y compris après le décès de Yasser Arafat, les Palestiniens ont été incapables de s’introduire de façon conséquente dans ce tête-à-tête. Ils n’ont jamais pu obtenir une aide concrète de Washington, mais ont offert au président américain l’embellie de surface sur laquelle il comptait, en échange de plates louanges administratives.

Parallèlement, M. Sharon aura servi à merveille les plans d’un président américain qui n’a jamais voulu s’engager totalement dans ce dossier et qui hésitait à prendre des risques. Ariel Sharon aura été le substitut à une véritable politique américaine, car George Bush s’est contenté de suivre l’action engagée par le premier ministre israélien.

L’éventualité de l’accession au pouvoir de Benyamin Nétanyahou, à la tête d’un gouvernement marqué à droite, ne ferait-elle pas l’affaire des néoconservateurs américains ?

Aujourd’hui, les « néocon » sont marginalisés en raison du bourbier irakien et du débat, aux Etats-Unis, à propos de la gestion de la menace terroriste et des scandales de Guantanamo et d’Abou Ghraib. Voyez les résultats des récentes élections qui se sont déroulées dans la région sous la bannière de la démocratisation : quasiment tous ont été contraires aux attentes et aux promesses des néoconservateurs. En Irak, le score décevant des chiites modérés, laïcs et hostiles à l’Iran, style Iyad Allaoui, est un exemple. Résultat : Washington est obligé d’aller à l’encontre de sa propre logique (un homme, une voix), en favorisant la formation d’une vaste coalition gouvernementale au sein de laquelle plusieurs partis se voient offrir une présence bien plus importante que celle qu’aurait dictée une simple lecture des résultats électoraux. Décision sage, peut-être, mais qui montre les limites de la logique démocratique exportée par les « néocons ».

Idem en Egypte, où l’avancée considérable des Frères musulmans ne peut qu’inquiéter Washington. La même chose se dessine en Palestine, où la dernière phase des élections municipales, en décembre 2005, a donné lieu à une victoire du Hamas sur le Fatah dans les principales villes de Cisjordanie. Le Hamas devrait d’ailleurs réaliser un bon score lors des élections législatives prévues le 25 janvier. Par conséquent, quel que soit le futur premier ministre israélien, l’influence du courant néoconservateur américain sera très marginale.

Sans Ariel Sharon, l’Iran ne risque-t-il pas de devenir un ennemi encore plus

dangereux pour la sécurité d’Israël ?

L’Iran est désormais un facteur totalement incontrôlable, et sur lequel Israël n’a pas — ou que très peu de prise —, et cela quel que soit le cas de figure, que le premier ministre soit Benyamin Nétanyahou, Amir Peretz ou Ehoud Olmert. Regardez les options israéliennes. En cas d’attaque préventive contre ses installations nucléaires, l’Iran aura l’embarras du choix en ce qui concerne les représailles : action directe de l’armée, de sa garde républicaine, du Hezbollah, du Hamas ou d’autres forces alliées. La situation des Etats- Unis est tout aussi inconfortable, si ce n’est plus : leurs forces basées en Irak et en Afghanistan sont à la fois insuffisantes et trop vulnérables pour menacer l’Iran et constituent autant de cibles idéales pour une contre-attaque.

Les attaques lancées par les dirigeants iraniens contre le sionisme s’inscrivent dans ce contexte et dans une optique à plus long terme de Téhéran. Pour le régime, le sionisme est le talon d’Achille des Etats-Unis et de ses alliés dans la région. Ces quinze dernières années, la politique américaine a été fondée sur la recherche d’une paix définitive et la reconnaissance d’Israël par les pays arabes. Et bien des progrès avaient été faits dans ce domaine. Avec de tels propos, les Iraniens remettent cela en question, et — en contestant l’existence de l’Etat d’Israël — renvoient aux années 1960 et 1970. Les diatribes anti- israéliennes et la remise en question de l’Holocauste embarrassent ainsi les gouvernements proaméricains de la région, tout en ayant une résonance particulière auprès de la rue arabe.

Comment évaluez-vous aujourd’hui le rôle qu’Ariel Sharon a joué sur la scène politique israélienne ?

L’important, c’est que M. Sharon a bouleversé la nature même du système politique israélien, qui s’était révélé jusqu’alors incapable de faire évoluer sa relation avec la réalité palestinienne. Combien de gouvernements passés se sont complus dans l’immobilisme ou ont chuté dès les premières tentatives de mouvement ? Combien auront résisté ou ignoré l’aspiration populaire à un arrangement avec les Palestiniens ? A l’encontre de ses prédécesseurs, il aura peu fait, peu promis, mais énormément réalisé. Ce faisant, il aura également transformé, pour le meilleur et pour le pire, la façon d’appréhender les relations avec les Palestiniens et la façon de concevoir le processus de paix.

Paradoxalement, tout cela a été rendu possible par le fait qu’Ariel Sharon a « arafatisé », en un sens, le monde politique israélien. Il a en effet reproduit de manière frappante le mode de fonctionnement politique de l’ancien chef de l’Autorité palestinienne : identification d’un homme et d’une nation, personnification du sentiment collectif, dépassement des partis politiques. Il est, comme Yasser Arafat avant lui, le centre politique de son pays, et il le sera devenu par sa personnalité, et non par son programme politique. Comme Yasser Arafat, ce n’étaient pas ses paroles qui exprimaient un consensus, mais ses actions. Et comme lui, il parvenait à incarner des aspirations diverses, et même contradictoires.

Yasser Arafat, d’ailleurs, aurait préféré faire la paix avec quelqu’un comme Ariel Sharon plutôt que Shimon Perès, car M. Sharon, lui, aurait pu assurer le soutien de l’ensemble de la société israélienne — ce dont M. Perès était, et reste, totalement incapable.

Hussein Agha est politologue palestinien, chargé d’études sur le Proche-Orient au St Antony’s College de l’université d’Oxford. Il publie des articles dans de nombreuses revues.

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