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« Ilan, certes juif, citoyen d’abord »

Par Théo Klein. Article paru dans Libération, édition du 14.03.06

L’incohérence préside aux aléas de notre vie collective au niveau citoyen comme à celui des organes des pouvoirs qui nous gouvernent ; ceux-ci, trop souvent, se laissent aller à des prises de position, parfois à des décisions, dont la caractéristique commune est la précipitation.

Depuis le vote du 29 mai 2005, point d’orgue, à mon avis, de l’imbécillité politique, l’incohérence pénètre beaucoup d’autres sujets de préoccupation, leur donnant cet aspect chatoyant qui permet toutes les approximations.

Je voudrais revenir sur l’un de ces sujets, douloureux et révoltant, jusqu’à se qualifier lui- même de barbare, le meurtre d’Ilan Halimi. Que la victime ait été juive a conduit à des développements dont je désire souligner l’incohérence absolue. Cette incohérence est due d’abord à la précipitation, au désir de définir d’emblée la chose horrible avant d’en connaître les péripéties, les coupables et l’enchaînement des faits ; incohérence, ensuite, dans la diffusion d’éléments contradictoires issus soi-disant ou réellement de l’enquête policière des représentants du parquet. Enfin, incohérence dans le droit que se sont spontanément attribué certains de décréter «antisémites» le choix de la victime et son assassinat.

Autant je peux comprendre et partager l’émotion, autant je récuse une précipitation qui non seulement empiète sur les responsabilités de la justice, mais, de surcroît, met celle-ci au défi d’inscrire l’événement dans un contexte préalablement déterminé. Il y a d’autres manières de respecter la mémoire de la victime et la douleur de sa famille, de ses amis et même de sa communauté. L’identité de la victime ne modifie pas le caractère scandaleux de son meurtre ; le sixième des dix commandements, «Tu ne tueras pas», ne distingue pas entre les victimes. L’incohérence que je souligne s’inscrit dans celle plus large que je constate dans l’usage du mot «antisémitisme» et de la tragique résonance qui est la sienne depuis la Shoah. L’antisémitisme, succédant à l’antijudaïsme chrétien, a un sens et un but bien déterminés : isoler le juif et lui refuser l’égalité des droits et le respect de sa singularité. Cet antisémitisme, en France, a trouvé sa réalisation en 1940 dans le statut des juifs ; il s’agissait pour la droite réactionnaire de «réparer» la défaite subie dans l’affaire Dreyfus : la République avait réparé la faute criminelle commise contre le capitaine innocent.

Utiliser le mot antisémitisme, c’est ébranler profondément la paix sociale, c’est renvoyer les uns aux erreurs tragiques et criminelles et les juifs aux souvenirs douloureux et à ce sentiment terrible de l’absence des générations perdues. Qu’il y ait dans notre société des idées préconçues, des paroles, parfois des injures, de nature discriminatoire, nous le savons, il nous arrive hélas parfois d’y succomber les uns comme les autres par des jugements hâtifs ou des propos spontanés attribuant des caractéristiques généralement négatives à telle ou telle population. Cela se passe partout et, récemment encore, commentant un propos jugé par lui désagréable, un ami juif me disait à propos de celui qu’il l’avait tenu : «Bien sûr, il est polonais.»

Ce que je voudrais affirmer, une fois de plus, et sans être cette fois-ci mieux entendu qu’auparavant, c’est que l’antisémitisme est un phénomène politique majeur qui ne doit pas être confondu avec l’insulte ou la voie de fait émanant d’individus ou de groupes spontanés dont les actes relèvent directement de la justice et du bon sens des juges. A

cet égard, je reconnais volontiers qu’une telle volonté politique existe sans doute dans le terrorisme, même simplement verbal, du fondamentalisme musulman ; mais, là encore, parler d’antisémitisme, c’est aider ce mouvement dans son action contre la société démocratique en détournant l’attention sur les juifs.

Parmi les slogans de mauvais aloi qui, il est vrai, ont alimenté les campagnes politiques relevant de l’antisémitisme dans le sens que je donne à ce mot, il y avait bien sûr la relation du juif à l’argent. De très bons livres ont été écrits à ce sujet par des auteurs de talent, dont certains juifs ; cette relation a été bien particulière à certaines périodes, du fait même de la situation à la fois bloquée et incertaine qui était celle des petites communautés juives qui ne trouvaient leur sécurité que dans le paiement des amendes qui leur étaient infligées. Chacun peut constater que cette relation particulière à l’argent, imposée aux juifs par les circonstances, ne les a pas conduits à être, aujourd’hui, plus riches que les autres ; à cet égard, la situation de la victime est tragiquement significative et ne pourrait, à la limite, que témoigner d’une sauvage stupidité des agresseurs. Etre qualifié de juif n’est pas en soi une agression pour celui qui est fier de son identité, même si la volonté de celui qui l’interpelle se veut insultante et agressive.

Les faits qualifiés d’antisémitisme relèvent de l’ordre public dont le gouvernement et la justice ont la charge. Ce n’est pas le juif qui est d’abord atteint, c’est le citoyen, et c’est à ce titre qu’il doit défendre son droit et le respect de sa personne et de sa singularité. Dans un pays qui connaît tant de difficultés à reconnaître et à intégrer les différences, il est important de situer le respect de chacun dans le cadre établi pour le respect de tous. Je voudrais illustrer cette affirmation par le propos cité par le Monde (3 et 4 mars 2006) : «T’as raison, reprend Djibril Issaka, je voudrais qu’on bouge pour moi, mais pas parce que je suis noir, mais français.»

Théo Klein avocat aux barreaux de Paris et d’Israël, ancien président du Crif.

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